Éric Fourneret : « Le numérique appelle la pensée »
[contribution extérieure] Eric Fourneret, docteur en philosophie morale et philosophie de la technique et spécialisé sur les questions de bioéthique, dans une contribution pour LINC, décrit les liens entre technologies et libertés - entre "liberté de droit", et "liberté de fait" - et le rôle fondamental de la réflexion éthique, et de la pensée pour éclairer et agir sur ces thèmes.
Le LINC inaugure un nouveau format : des experts aux profils et horizons variés explorent et apportent leur éclairage dans des contributions autour du thème des Libertés. Une série de textes qui viendra alimenter un dossier dédié sur LINC.
Les technologies numériques sont des moyens d’action. Elles aident à accomplir des tâches qui pouvaient se révéler, avant leur existence, particulièrement difficiles, voire impossibles à réaliser. Pour prendre un exemple simple, l’ordinateur permet d’effectuer plusieurs millions d’opérations par minute, ce qui est inaccessible pour un être humain. L’utilité d’une telle capacité se vérifie dans de nombreux domaines de la vie professionnelle et de la vie personnelle. En santé, cette puissance de calcul permet d’analyser d’importante quantité de données, telles celles issues de l’activité électrique du cerveau grâce à une neuroprothèse, afin de mettre en mouvement un bras ou une jambe robotique dans un contexte d’aide aux personnes handicapées. Dans un autre champ d’application, cette capacité permet d’échanger des données à travers le monde et facilite, notamment, les institutions de recherche dans leur démarche de collaboration.
On pourrait ainsi multiplier les exemples pour mettre en évidence combien ces technologies offre à l’être humain une liberté d’action plus grande, ce qu’on appelle autrement une « liberté de fait ». Face à elle, se trouve la « liberté de droit », c’est-à-dire, ce qui est socialement autorisé de faire et ce qui est socialement interdit d’accomplir. Mais ces deux versions de la liberté appartiennent à deux registres différents. La « liberté de fait » est neutre du point de vue du Bien et du Mal. Elle est une puissance d’action en ce qu’elle renvoie très simplement à la possibilité de faire quelque chose. Elle ne permet pas de dire si cette action est bonne ou mauvaise, au contraire de la « liberté de droit », chargée de valeurs et de normes, qui précise ce qui doit être en matière d'action humaine.
Toutefois, si ces deux versions de la liberté ne sont pas du même ordre, elles entretiennent une relation, qui peut se révéler parfois complexe. En effet, pour ne pas priver les individus des avantages offerts par les technologies du numérique (« liberté de fait »), il s’avère nécessaire de faire évoluer le cadre de la « liberté de droit », autant pour autoriser certaines pratiques, que pour en prohiber d’autres parce qu’elles seraient causes de torts à l’endroit d’autrui. Cela signifie que les technologies du numérique peuvent bouleverser l’équilibre entre ces deux versions de la liberté, impliquant un exercice d’équilibre difficile entre les deux, car, tout ce qui est numériquement possible de faire n’est pas toujours souhaitable moralement.
On sait qu’il existe des méfaits connus sous de multiples formes, telle que la société de contrôle grâce aux objets connectés ; l’instrumentalisation des données personnelles au profit de grandes entreprises qu’on connait sous l’acronyme « GAFAM » (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) ; la perte de sa propre subjectivité à travers son double numérique, tels que les avatars de Facebook ; les théories du complot qui pullulent grâce à internet. Ce sont là autant d’exemples dans lesquels l’individu peut faire l’expérience du sentiment d’être réduit à un outil qui sert d’autres finalités que lui-même. Tout cela pour dire qu’on est en droit de se demander si entre les avantages des outils numériques et l’asservissement que l’on craint, la « liberté de droit » ne risquerait pas d’être étouffée par la « liberté de fait ».
Un système global d’expertise
Le développement et le perfectionnement des outils numériques ont produit une forme de système global qui rend chacun d’eux de plus en plus autonome grâce à l’apport des autres. De cette façon, ils se complètent tous en se synchronisant. Pour donner un exemple simple, on peut prendre celui de la maison connectée (ou maison domotique). Dès sa conception, elle intègre la centralisation du contrôle des différents systèmes et sous-systèmes numériques de ses habitants. C’est le cas du chauffage, des volets roulants, de la porte du garage, du portail d’entrée, des prises électriques, de la télévision, et de beaucoup d’autres choses encore pour gérer l’énergie, optimiser l’utilisation des objets connectés (téléphones portables, tablettes, ordinateurs, consoles de jeux, la sécurité et la communication). Dans ce contexte, l’intelligence humaine intervient au moment de la conception du dispositif pour indiquer les exigences attendues en termes de confort et de la nature des besoins. Éventuellement, elle peut intervenir pendant le fonctionnement, en particulier lorsque survient un « bug » dans la centralisation du contrôle des objets connectés de la maison. Mais en dehors de ces situations, le système global analyse de façon autonome les usages que chaque résident fait des objets numériques (les systèmes et sous-systèmes cités ci-dessus), afin de prédire d’autres formes d’usages, d’autres modes de fonctionnement, d’anticiper de futurs besoins, parfois, des options qui ne sont même pas vécues comme des besoins par les habitants de la maison. De là émerge une fonction essentielle du numérique, celle d’expertise.
En réalité, cette fonction s’étend à toutes les sociétés dont les communications sont organisées au moyen des outils numériques, tel qu’internet, produisant alors un immense système global. Pour l’être humain, cela prend une signification toute particulière puisque l’enregistrement et l’analyse de ses usages des objets numériques font de lui-même un outil du développement et du perfectionnement du système global. Plus les données traitées relatives aux utilisations sont importantes en nombre, plus le système global se développe et se perfectionne. Voilà pourquoi, la notion d’expertise est centrale. Mais si tel est le cas, il faut ajouter une précision. La fonction d’expertise favorise aussi une organisation de la vie sociale autour de ce qu’on appelle « l’utilité », ou encore « l’instrumentalité », et dont l’objectif est d’optimiser toujours un peu plus le système global. Si on présente les choses ainsi, ce n’est nullement pour élaborer une critique négative, mais plutôt pour faire un constat : le système global numérique est nourri des usages, autrement dit, de ce qu’ont fait les individus humains, de l’exercice de leur « liberté de fait ».
Cette fonction d’expertise n’est pas pour autant totalement englobante. Certains aspects de la vie sociale lui échappent. Ce fut le cas, par exemple, lors des prédictions électorales pour le premier tour de la dernière présidentielle française, en 2017, basées sur l’analyse de données issues des réseaux sociaux. Ces analyses donnaient un duel entre François Fillon au second tour contre Marine Le Pen, et cette dernière grande gagnante. Or, cette prédiction s’est avérée erronée, comme on le sait aujourd’hui. S’il est difficile de diagnostiquer exactement ce qui a pu échapper à la l’analyse numérique – et algorithmique –, on peut néanmoins faire l’hypothèse suivante : lorsque la machine fait un raisonnement sous forme de probabilité à partir de ce qui a été fait (donc, à partir du passé), l’individu humain raisonne dans tous les sens, au présent, avec ses émotions, ses désirs, ses sentiments, son irrationalité et son discernement, sa créativité et son inspiration. À ce jour, ces dimensions qui participent à sa vie sociale ne sont pas numérisables.
Cela dit, on pourrait s’en rassurer. Des aspects de l’existence humaine échappent donc à l’expertise numérique, laissant ainsi intact un espace de liberté. Mais d’un autre côté, les technologies du numérique sont capables de s’en affranchir. Par exemple, lorsqu’on fait un achat sur internet, on a tous observé que la plateforme numérique proposait ensuite d’autres achats susceptibles de nous intéresser, ce qu’on appelle des « recommandations ». Celles-ci s’appuient sur les autres achats effectués par d’autres usagers qui ont fait le même achat à partir de la même plateforme (principe de corrélation). Mais ces suggestions d’achats ne correspondent pas à un désir caché chez chaque usager. Ici, le désir n’est pas une donnée numérique. Il n’est pas une probabilité au sens strict du terme. Voilà pourquoi, on a pu écrire que ce type de technologie se base sur son usage, en tant qu’objet, laissant de côté la part subjective qui se trouve derrière l’usage. Pour cette raison, on pourrait soutenir que le monde gagné par le numérique est un monde perdu pour la liberté puisqu’ici, la technologie numérique ne prétend pas traiter le monde des sujets (les personnes), mais seulement celui des usages. En ce sens, la société du numérique serait une société sans sujet.
Entre bienfaits avérés et risques
Pour autant, s’il est vrai que la technologie du numérique peut gagner un monde, est-ce forcément un monde pris sur la liberté ? On peut poser cette question dans la mesure où l’on sait que les technologies du numérique facilitent des actions, comme celles décrites précédemment. Dans ce cadre, on peut dire qu’elles favorisent la liberté. Elles ne le font pas seulement dans le simple agrément du divertissement. Alors même que l’immense majorité des pays sont soumis au confinement à cause de l’épidémie du Covid-19, les technologies du numérique constituent un formidable outil pour lutter contre l’isolement, pour organiser les actions d’aides en faveur des plus vulnérables, pour poursuivre des activités d’enseignements, alors même que tous les établissements sont à ce jour fermés. Il est donc indiscutable que ces technologies sont ici des moyens de lutter contre les limitations de la liberté.
Prenons un nouvel exemple. Certains laboratoires spécialisés en neuro-technologies développent des implants cérébraux (dispositifs électroniques introduit dans le cerveau), pour la réhabilitation fonctionnelle, telle que la perte de la fonction de la parole. Dans son fonctionnement, l’implant fait un certain usage de la technologie du numérique, principalement pour décoder les signaux électriques produits par l’activité de certains neurones. Dans le contexte spécifique de la perte de la fonction de la parole, l’implant capte le signal électrique qui correspond à ce qu’on appelle « la parole imaginée », c’est-à-dire, la pensée consciente et silencieuse (par exemple, lorsqu’on se répète un numéro de téléphone dans sa tête). Après son décodage, le dispositif informatique le traduit en voix de synthèse. Par ce procédé, on espère pouvoir un jour offrir à des patients atteints du syndrome de l’enfermement (« Locked-in syndrome »), un nouveau mode de communication pour reprendre part au monde et communiquer avec leur environnement proche. Pour cette raison, au moins, ce type de technologies, dans laquelle le numérique en est une partie, mérite largement d’être encouragé.
On peut dire que le numérique, ici, agrandit le corps. Il est le prolongement de l’activité neuronale de l’individu privé de communication. Face à certains accidents de la vie, l’être humain peut ainsi compter sur la matière, en l’occurrence les technologies du numérique, pour se détacher de la matérialité de son corps propre quand celui-ci l’isole du reste du monde. Cette caractéristique technologique fait largement écho à ce que le philosophe Bergson énonçait quand il écrivit que la mystique (la pensée, la liberté), appelle la mécanique (la technologie). Selon lui, si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. En ce sens, ne pourrait-on pas tenir les technologies du numérique comme un monde gagné pour la liberté ?
Malheureusement, la réalité n’est pas aussi simple. L’aide que cette technologie apporte dans certains contextes de vulnérabilité semble en effet produire une tension. Reprenons l’exemple de l’implant cérébral. Le décodage et l’enregistrement de la « pensée consciente et silencieuse » sont des formes de numérisation de l’expérience intérieure de la personne. Autrement dit, ils rendent visible, pour un observateur extérieur, la pensée consciente et intérieur dont seul son auteur avait l’accès avant l’introduction de l’implant cérébral. En effet, lorsqu’un individu se parle à lui-même, dans sa tête, il est le seul à savoir ce qu’il est en train de se dire. Mais dès lors qu’il est équipé d’un implant cérébral dont l’objectif est la capture des signaux électriques relatifs à la « parole imaginée », ce n’est plus le cas. Non seulement, l’extérieur gagne un accès à son expérience intérieur, mais de plus, la technologie numérise les données dont la protection devient un véritable casse-tête pour l’éthique et le droit.
Les questions qui se posent sont alors les suivantes : Comment protéger l’individu d’une éventuelle forme de violation de sa liberté cognitive ? Comment préserver le contrôle de la personne sur l’externalisation de son discours intérieur ? En lisant le cerveau, peut-on lire l’esprit ? Comment favoriser la circulation des données scientifiques entre les différentes entités de recherche, donc au-delà des frontières propres aux disciplines et aux nations, sans en même temps créer une brèche dans la protection de la vie privée, donc de la liberté ? Parce que toutes ces questions sont essentielles et graves, la réflexion éthique est convoquée.
Le rôle fondamental de la réflexion éthique
Avant même d’élaborer des réglementations, autrement dit, de procéder à une mise à jour de la « liberté de droit » dans son dialogue avec « la liberté de fait », la réflexion éthique aide à prendre conscience, tout d’abord, de notre embarras, de cette tension entre l’intérêt pour ce type de technologies et la crainte, légitime, face au désordre qu’il pourrait produire. Devant cet embarras, on a besoin de ce mouvement de l’esprit qui passe en revue les arguments au moyen desquels des positions morales sont affirmées.
Certains considèrent que les technologies du numérique sont moralement souhaitables, jusqu’à exprimer, parfois, une attitude idolâtre allant jusqu’à soutenir qu’une société plus juste n’est possible qu’à travers leur développement. D’autres dénoncent une forme contemporaine de servitude volontaire, un assujettissement de l’être humain au profit seul de la technologie. C’est ce qui donne tout le sens à la réflexion éthique pour expliquer qu’une société plus juste ne dépend pas exclusivement de la technique, car il n’y a pas de liberté sans esprit et l’esprit n’est pas uniquement, au moins jusqu’à aujourd’hui, de l’information codifiable. De la même manière, l’attitude catastrophiste n’a pas compris qu’il n’existe pas de liberté sans la technique, dans l’acception la plus large de ce terme. Ce n’est certainement pas sur le positivisme technoscientifique ni sur une heuristique de la peur, que se pense le mieux la société technologique juste. Mais plutôt sur notre capacité à être encore capable de dire « Je ne suis pas d’accord, mais je veux penser avec vous ! », autant dire, être encore capable de la récalcitrance. Voilà pourquoi, le rôle de l’éthique est d’abord d’être à l’écoute d’elle-même, à l’écoute de nos positions morales, avant d’être une critique ou une apologie des technologies.
On peut donc conclure que les technologies du numérique se donnent toutes entières à la pensée. Construire des autels à la belle technologie ou à la peur, c’est courir le risque de l’égarement, autant du point de vue moral que politique. Si on pense que les êtres humains sont libres dans le sens où, dans une technologie innovante ou dans l’emmurement de la peur, l’esprit l’emporterait toujours sur l’ordre des choses, ce serait comme s’ils prétendaient à chaque caprice être capable de décrocher la lune. Construisons plutôt des autels à l’esprit, à la capacité de dire « Je », contre les dogmatismes relatifs aux technologies du numérique. Le problème est moins la production de cette technologie que la production des discours. Pour cette raison, penser le numérique, c’est d’abord penser les récits qu’on en fait. On en conclura, encore avec Bergson, que si la pensée appelle la technique, la technique appelle la pensée.
Eric Fourneret
Published on 31 March 2020
Éric Fourneret est docteur en philosophie morale et philosophie de la technique et spécialisé sur les questions de bioéthique. Actuellement chercheur au sein du laboratoire Braintech Lab, à l’Université Grenoble-Alpes, il a travaillé de nombreuses années sur les problématiques relatives à la fin de vie (Sommes-nous libres de vouloir mourir ?, Albin Michel, Paris, 2018), et à la relation médicale (Un philosophe à l’hôpital, Lemieux éditeur, Paris, 2017).
Il consacre désormais son temps aux questions éthiques concernant les interfaces cerveau-machine, l’intelligence artificielle et le transhumanisme.