Cash Less Society : comment préserver la vie privée dans une société sans argent liquide ?
Rédigé par Antoine Courmont
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22 June 2020Les innovations dans le secteur des moyens de paiements contribuent à réduire inexorablement la part de l’argent liquide, au point que certains annoncent l’avènement d’une société « cashless » (c’est-à-dire sans argent liquide). La fin du cash soulève toutefois des questions majeures en termes de droits fondamentaux, de respect de la vie privée et d’inclusion sociale.
Dans cette série, nous explorons les relations entre données personnelles et moyens de paiement au travers de trois articles :
La crise sanitaire du coronavirus accélère l’usage des paiements digitaux au détriment des pièces et des billets perçus comme un possible vecteur de transmission du virus. Cette transition vers une société sans argent liquide était déjà engagée depuis plusieurs années. Les innovations légales et technologiques dans le secteur des moyens de paiement favorisent la réduction de l’usage des monnaies fiduciaires dans les transactions. L’essor du paiement sans contact, le développement des systèmes de paiement sur mobile (Apple Pay, Google Pay), les applications de transfert d’argent de pair à pair (Lydia, Pumpkin) et l’émergence de monnaies virtuelles ont réduit la part des paiements liquides dans les paiements en face à face. Les paiements scripturaux représentent 72% des paiements (en valeur) en France. Si le paiement par mobile progresse, il reste marginal et représente moins de 1% des paiements au point de vente en 2019 selon la Banque de France.
Encadré : Définitions
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Le choix d’un moyen de paiement est déterminé davantage par les caractéristiques des transactions que par les variables sociodémographiques. Si l’usage des espèces est plus élevé pour les populations aux revenus plus faibles, le critère principal de choix du moyen de paiement est le montant de la transaction. 93% des montants de moins de 5 euros sont réalisés en espèces (notamment du fait des réticences de la part des commerçants à accepter le paiement par carte bancaire en raison des frais associés). Les espèces restent toutefois privilégiées pour les paiements en magasin, utilisées en France pour plus de 50% des paiements de moins de 20 euros. Plus les montants augmentent, plus la part du cash diminue. Les espèces présentent des avantages qui rendent peu probables leur disparition. L’argent liquide est le seul moyen de paiement universellement accepté partout sur le territoire pour toute forme de paiement. Outre ce pouvoir libératoire, l’accès aux espèces est aisé et leur usage garantit l’anonymat de la transaction. Cependant, s’il ne sera certainement jamais aboli, le risque est de voir apparaître une forme de « tyrannie de la commodité » : en rendant les alternatives aux espèces suffisamment pratiques dans la vie quotidienne seront quasi-incontournables, la part du cash va inexorablement se réduire. Difficile aujourd’hui par exemple de réaliser un achat en ligne sans carte de crédit…
Plusieurs économies nationales sont déjà converties au CashLess. En Suède ou en Chine, tous les paiements ou presque s’effectuent par carte ou via le téléphone mobile au point que les SDF affichent un QR Code ou un identifiant Swish sur une pancarte pour recevoir des dons. Cette dernière application Swish, introduite en 2012 par six banques scandinaves, est aujourd’hui utilisée par plus de 50% de la population pour régler les petites transactions. En Chine, sous l’impulsion d’Alipay et de WeChat, 80% des paiements s’effectuent via mobile en 2018 contre moins de 20% en 2013. De 2010 à 2016, la Suède est passée de 40 à 15% de transactions par cash dans les commerces. En France, la réduction de l’usage des monnaies fiduciaires devrait se poursuivre dans les prochaines années. La transition vers les paiements électroniques est l’un des trois axes de la stratégie française des paiements pour 2019-2024. Les banques et les pouvoirs publics prennent position pour une diminution de la part des espèces en France. Cela se matérialise par une série de mesures visant à réduire l’usage des espèces et promouvoir d’autres moyens de paiement. Le montant maximal de paiement par espèces a été réduit à 1000 euros en 2015 (contre 3000 précédemment), tandis que le plafond du paiement par carte sans contact a été relevé à 30 euros, et même à 50 euros à l’occasion de la pandémie de Covid-19. De leur côté, les banques réduisent le nombre de distributeurs automatiques de billets. Les promoteurs du cashless mettent en avant l’efficacité, le gain de temps et d’argent, la sécurité de ce moyen de paiement pour les clients et les commerçants, la lutte contre la fraude et le terrorisme. Pour les banques françaises, la diminution de la part du cash et des chèques représente un enjeu financier majeur. Elles perdent environ 1,6 milliards d’euros chaque année pour assurer le fonctionnement des moyens de paiement (alors même que la carte de paiement leur rapporte plus de 2,6 milliards d’euros par an). Si l’usage du cash se réduit, ce moyen de paiement n’est toutefois pas prêt de disparaître, notamment pour des raisons d’inclusion sociale et de protection de la vie privée.
« Une économie cashless n’est pas une économie inclusive »
La suppression de l’argent liquide soulève des enjeux d’inclusion sociale. Elle oblige les individus à se doter de comptes et de cartes bancaires qui sont loin d’être gratuits. Plusieurs villes américaines (New York, Washington DC, Philadelphie, Rhode Island, Chicago, San Francisco, etc.) ont adopté (ou envisagent de le faire) des ordonnances imposant les restaurants et les commerces de détail à accepter le paiement en liquide. Ces mesures visent à préserver les libertés individuelles et lutter contre les discriminations, alors que 10 à 30% des habitants, majoritairement des populations pauvres noires ou hispaniques, n’ont pas de comptes bancaires ou sont sous-bancarisés. A New York, la majorité des 12% de personnes non bancarisées et des 25% sous bancarisées sont des personnes de couleur. Près de 17% des new-yorkais noirs et 14% des new-yorkais latinos ne sont pas bancarisés contre seulement 3% des new-yorkais blancs. « Nous doutons que les entreprises sans espèces cherchent délibérément à exclure certains clients. Cependant, en se passant d'argent liquide, une entreprise dit en gros : "Si vous avez un faible revenu et que vous n'avez pas de compte bancaire ou de carte de crédit, alors nous ne voulons pas de votre argent" », a déclaré Joseph Leitmann-Santa Cruz, directeur exécutif de l'association Capital Area Asset Builders. « Une économie sans argent liquide n'est pas une économie inclusive. Les gens qui font face à des situations économiques difficiles ne devraient pas avoir à franchir de nombreux obstacles pour accéder à des produits de première nécessité comme la nourriture, les vêtements ou les produits d’hygiène » ajoute Tazra Mitchell de l’Institut de politique fiscale de D.C. Face aux critiques, plusieurs enseignes américaines qui étaient passées au cashless sont depuis revenues sur leur décision, à l’instar de la chaîne de salade Sweetgreen ou des boutiques Amazon Go.
Pour l’historien de la monnaie Patrice Baubeau, interrogé par France Culture, l’exemple américain témoigne du risque d’une augmentation des inégalités et de l’apparition d’une monnaie des pauvres et d’une monnaie des riches. « Aux Etats-Unis, le développement des solutions "Cashless" est en train d'exclure une fraction non négligeable de la population de la possibilité de faire des transactions, de faire des achats. […] La fracture numérique, ce n'est pas juste une personne âgée qui ne peut pas accéder à sa déclaration d'impôts en ligne. C'est aussi le risque, qui me semble beaucoup plus grave, beaucoup plus quotidien pour une personne qui ne dispose pas des moyens numériques de pouvoir faire des transactions quotidiennes. Et ça pose des vrais problèmes. Ça risque de nourrir l'apparition d'un système monétaire parallèle, plus au moins au noir, en dessous, avec également un système de prix différent. Et ça, c'est quelque chose qu'on a vécu en France au 19ème siècle. En France, au 19ème siècle, on a eu deux qualités de monnaie très éloignées : une monnaie générale et une monnaie des pauvres. Mais cette monnaie des pauvres était associée à des prix plus élevés. Donc non seulement, les pauvres avaient une mauvaise monnaie, une monnaie qui n'était pas acceptée par tout le monde, mais quand ils pouvaient s'en servir, ils payaient plus cher. Le risque à ne pas prendre en compte ces échelles sociales de la monnaie et des utilisations monétaires, c'est d'alimenter les inégalités. » En France, la situation actuelle diffère des Etats-Unis : le taux de bancarisation de la population française est de 99%. Des initiatives de services bancaires alternatifs, tel que le compte-Nickel, ont eu un grand succès et ont permis de limiter les phénomènes d’exclusion sociale.
Toutefois, le développement à marche forcée du cashless minore les relations que les populations entretiennent avec la monnaie et son rôle dans les espaces de socialisation. Les luttes des communes rurales pour conserver leurs distributeurs automatiques de billets, jugés peu rentables par les banques, témoigne des enjeux sociaux autour de l’accessibilité aux espèces. La désertification bancaire participe à la dévitalisation des territoires peu denses et renforce les inégalités territoriales. L’argent liquide est un moyen de paiement crucial pour les classes populaires qui ont recours à un « travail de subsistance », c’est-à-dire d’activités aux marges du salariat et de l’activité indépendante. Par ailleurs, l’argent liquide constitue également un moyen de gestion de ses revenus, en particulier pour les classes populaires, inquiètes face à une dématérialisation de la monnaie. Comme le pointe le sociologue Denis Colombi : « C’est aussi la menace de frais bancaires incontrôlables qui peut expliquer la préférence pour les pièces et les billets, d’autant que ceux-ci sont plus pratiques que des comptes difficiles à contrôler lorsque l’on n’a pas forcément accès à Internet… Lorsque l’on y regarde de près, ce qui apparaissait comme l’expression d’une faiblesse de la part des pauvres s’avère être un comportement économique tout ce qu’il y a de plus rationnel : une façon de s’assurer que les besoins les plus importants, telle que l’alimentation, seront effectivement satisfaits, une façon, aussi, de résister aux tentations que l’on sait inévitables… » Cet usage de l’argent liquide illustre les différentes fonctions de la monnaie : elle est à la fois une unité de compte, un moyen de paiement et une réserve de valeur. Comme l’indique Christophe Baud-Berthier, directeur des activités fiduciaires à la Banque de France, les espèces sont une modalité de thésaurisation pour une partie de la population : « Les espèces sont menacées parce que l'usage qui en est fait dans les paiements recule indéniablement mais sa part relative reste très importante. (…) Que ce soit en France ou dans la zone euro depuis vingt ans que nous émettons des billets, la croissance a été ininterrompue, elle a augmenté de 9% en France et de 8% dans la zone euro l'an passé. Pour nous Français, c’est un peu curieux, mais à la fois en France et plus généralement dans d'autres pays de la zone euro, des personnes conservent par devers elles des espèces, dans des lessiveuses, sous le matelas, dans le jardin, parce que dans certains pays les gens n'ont pas confiance dans les banques, et pour d'autres raisons, les gens préfèrent épargner sous cette forme. »
Le cash : un pilier de la liberté individuelle
La disparition de la monnaie fiduciaire est également une menace pour la vie privée et les libertés. Elle marquerait la fin de l’anonymat des transactions. Il devient possible de tracer les paiements : de savoir ce qu’une personne a acheté, à qui, à quelle fréquence et à quel prix. Cette traçabilité facilite le travail des administrations publiques pour identifier les fraudes fiscales ou repérer le travail clandestin. A l’inverse, le cash procure la liberté permise par l’anonymat et le secret de la transaction. Les transactions entre deux personnes peuvent être effectuées sans qu’aucun tiers ne soit au courant. Les entreprises ne peuvent proposer de la publicité à partir des habitudes de transaction ou des sources de revenus, ou attribuer un score de crédit, les gouvernements ne peuvent tracer ces dépenses et le conjoint qui a accès au compte joint ne peut pas savoir quel cadeau lui est préparé. Outre les gains financiers apportés par la réduction de la fraude, la réduction du cash participe au développement d’un capitalisme de la donnée, centré sur l’accumulation et la valorisation de données. Les banques et les nouveaux acteurs du paiement utilisent, à des degrés divers, les données de transaction pour effectuer des analyses, notamment afin de lutter contre la fraude. Certains acteurs développent également des services de scoring, de fidélisation ou de publicité à partir de ces informations.
D’autres critiques mettent en avant la financiarisation de la vie sociale et de la vie quotidienne qu’accompagne la dématérialisation des moyens de paiement. Selon l’économiste Bruno Théret, la suppression du cash comporte une dimension politique visant à ce que toute monnaie soit un actif financier porteur d’intérêt, contribuant ainsi à une politique économique fondée sur le fonctionnement des marchés. « Elle est donc censée ne devoir circuler qu’à travers la médiation d’un système de marchés financiers et de banques commerciales privées auxquelles a été concédé le monopole de l’ensemble des fonctions et usages de la monnaie. ». A l’inverse, poursuit l’économiste, la monnaie fiduciaire fait bénéficier du seigneuriage la BCE ou les Etats qui bénéficient de l’avantage financier de l’émission de la monnaie, plutôt que les entreprises de services de paiement privés.
Des monnaies électroniques respectueuses de la vie privée ?
Dans ce contexte de diminution de l’argent liquide et de financiarisation des moyens de paiement, les banques centrales réfléchissent à développer des monnaies numériques soutenues par les Etats. La Chine développe sa propre monnaie numérique (digital renminbi) dont le lancement est annoncé en 2021. La banque centrale de Suède a annoncé mi-février le lancement d’une expérimentation de monnaie numérique, intitulée e-krona, basée sur un registre distribué inspiré par les technologies blockchain. Cette annonce s’inscrit dans un mouvement de déclin des paiements en espèces dans le pays ces dernières années. Selon les estimations de la Banque centrale, les magasins pourraient cesser d’accepter de l’argent liquide vers 2023. Cela inquiète la banque centrale, qui craint des risques d’exclusion sociale si l’infrastructure de paiement est laissée entièrement aux mains du privé, et, que la population perde sa confiance dans le système monétaire s’ils ne peuvent convertir aisément leurs revenus stockés sur un compte commercial dans une forme d’argent liquide soutenu par le gouvernement.
Le développement de ces monnaies centrales numériques soulève toutefois des questions similaires pour la protection des libertés individuelles et de l’anonymat. La CNIL a publié en septembre 2018 sa grille d’analyse sur la Blockchain, où elle constatait que « les Blockchains sont des objets protéiformes et que les choix opérés par le responsable de traitement (entre une Blockchain à permission ou une Blockchain publique, entre différents formats pour l’inscription de la donnée dans les blocs, etc.) peuvent impacter significativement, à la hausse ou à la baisse, les risques sur les droits et les libertés des personnes. » Pour Robleh Ali, chercheur au MIT Digital Currency Initiative, ces monnaies numériques souveraines devraient être conçues de manière à ce que les gouvernements puissent « se rendre délibérément aveugle » aux informations échangées. Il préconise l’usage de dispositifs cryptographiques, tels que les zero-knowledge proofs. Outre l’importante fluctuation, l’usage massif de ces technologies blockchain est toutefois contraignant : les transactions nécessitent d’importantes puissances de calcul et peuvent parfois prendre plus d’une heure pour être effectuées. Comme le résume le MIT Tech Review, trois chemins se dessinent pour le futur des paiements électroniques : « Les entreprises privées ont un intérêt évident à monétiser nos données et à réaliser des profits au détriment de l'intérêt public. Les monnaies électroniques souveraines peuvent être utilisées pour nous tracer, même par des gouvernements bien intentionnés, et pour les autres, c’est un formidable outil de surveillance. Et les cryptomonnaies s’avèrent utiles quand nos libertés sont menacées, mais il est probable qu’elles ne fonctionneront jamais à grande échelle ». Aucun n’offre les mêmes garanties que le cash pour la protection des données et des libertés individuelles.
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