Demain, quels services data-driven pour les industries culturelles?
Rédigé par Geoffrey Delcroix
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09 February 2016Un nouveau paysage lié à l’utilisation et l’exploitation des données est en train de prendre forme dans les marchés de contenus culturels et créatifs. Certaines tendances lourdes, transversales aux différents secteurs, paraissent particulièrement robustes et dessinent les contours de ce qui pourrait advenir dans les prochaines 3 à 5 années. Dans le cahier IP3 "Les données, muses et frontières de la culture", nous avons voulu explorer ces tendances et incertitudes au moyen de 4 scénarios, illustrations de futurs possibles.
La culture, les contenus culturels, les industries culturelles sont en plein "choc de données". La personnalisation de l’expérience y devient plus intime, l’intrication entre l’œuvre et l’expérience du spectateur, lecteur, auditeur, joueur plus grande, la frontière entre création par l’auteur et contenus générés par et pour l’utilisateur plus floue.
Trois tendances lourdes nous ont paru particuliérement solides et de nature à servir de colonne vertébrale à une réflexion prospective à l'horizon de quelques années (3 à 5 ans).
- Sensibilité et adaptation au contexte + algorithmie = prédiction et prescription plus personnalisée
- Analyse des sentiments, de l'humeur et des émotions + objets connectés et capteurs = services ambiants
- Fictions plus immersives et interactives + transmédias = engagement plus fort entre les individus et les oeuvres
4 scénarios tirés d'une confrontation de ces tendances lourdes à des incertitudes et des hypothèses contrastées illustrent ces futurs possibles du couple "culture et données".
Ces scénarios, produits en atelier de créativité (voir encadré en bas de page), ne sont pas des prédictions : aucun ne se révélera juste, en tout cas a priori. En revanche, ils sont des illustrations de ce qui peut advenir dans un monde où la création d’œuvres culturelles donnent toujours plus de place aux données.
Comment ces scénarios ont ils été créés?
Published on 09 February 2016
Créer des scénarios exploratoires est un outil classique de la prospective, mais ils peuvent servir à toutes sortes de choses différentes. En l'espèce, les 4 scénarios du cahier IP3 "Les données, muses et frontières de la création" ne sont pas des scénarios traditionnels. Leur objet principal est d'incarner dans un "objet concret" un certain nombre de tendances lourdes et d'incertitudes majeures, et donc d'hypothèses induites, sous la forme d'une histoire. Lors de 2 ateliers de créativité, 4 services fictifs et futurs ont été inventés par les participants à partir d'une question principale :
Quels scénarios d'usages et de modèles économiques de la culture pouvons nous inventer à 5 ans?
Ces ateliers, organisés par la CNIL avec l'aide de deux agences d'innovation, Five by five et We Design Services, ont réuni chercheurs, entrepreneurs, professionnels et d'autres régulateurs dans une optique de créativité, s'appuyant en particulier sur des outils traditionnels pour les start ups comme des planches "persona" ou de "business models canvas".
Hyper Movie Generator
Tout le monde peut devenir un grand réalisateur de films
Le service imaginé
Dans ce scenario, une plateforme web permet aux amateurs de créer des contenus vidéos originaux très facilement, à partir d'une bibliothèque de contenus personnels, de contenus proposés et d'outils de création.
L'outil propose des conseils de formes créatives et narratives, des recommandations de genre ou de style en fonction du public visé et des goûts de la personne en tant que consommateur.
Les revenus du service "HyperMovieGenerator" viennent à la fois de l'audience du site, des comptes "premium" et des accords entre la platforme et des diffuseurs, pour lesquels elle joue le rôle de dénicheur de talents. Là où en 2016 les YouTubeurs célébres se filmaient surtout chez eux avec des moyens limités, ils peuvent grâce à HMG proposer très vite des petites créations fictionnelles quasi-profesionnelles.
Que nous dit ce scénario du point de vue des données?
Que nous ne sommes qu'au début de la mise à disposition aux individus lambda d'outils puissants de création "data-driven". Aujourd'hui, créer du contenu video est devenu très simple mais ce sont des acteurs comme Netflix qui se vantent de pouvoir "utiliser le pouvoir du big data" pour produire des succès d'audience. Demain, ces outils seront peut-être à la disposition du plus grand nombre. Les créateurs amateurs seront-ils alors eux aussi dépendants de la magie des algorithmes?
En savoir plus sur le scénario? Lisez les pages 66 et 67 du cahier IP3.
Life Tracks
Un assistant personnel sous forme de bijou, dédié à la productivité et au bien-être par la musique
Le service imaginé
Dans le domaine des objets connectés, Life Tracks innove en associant des informations captées dans l'intimité de la personne (son état physiologique, mais aussi des éléments issus d'une analyse préalable de son génome) et dans son contexte pour mesurer l'état émotionnel de la personne et lui proposer des contenus musicaux personnalisés et adaptés à ses besoins du moment, pour accompagner ses activités, agir sur son humeur, son stress, ...
Que nous dit ce scénario du point de vue des données?
A la frontière du bien-être, de la productivité, de la culture et du neuromarketing, Life Tracks nous montre l'étendue potentielle des scénarios futurs en terme de croisement de données intimes, du corps et de données contextuelles. La compréhension des émotions humaines est un domaine en plein essor, et le marketing y est particulièrement sensible.
Ce scénario nous montre aussi une forme "d'instrumentalisation" de contenus créatifs (ici musicaux) d'une manière qui peut paraitre un peu contradictoire avec la notion même d'oeuvre artistique. On pourrait ainsi imaginer en étendant la logique de Life Tracks une telle adaptation de la musique aux émotions de la personne et à ses goûts que deux personnes n'entendraient plus vraiment la même version d'un morceau de musique, voir que la musique soit créée spécifiquement pour la personne.
En savoir plus sur le scénario? Lisez les pages 68 et 69 du cahier IP3.
Traum data
Les jeux vidéo au service des compétences et des ressources humaines
Le service imaginé
Une entreprise allemande se spécialise dans le développement des contenus immersifs augmentés dans le domaine médical, en appui de l'essor de la robotisation des hôpitaux. Progressivement, l'entreprise se rend compte que la formation des chirurgiens à ces outils robotisés et de réalité augmentée est plus facile et moins couteuse chez certains chirurgiens "gamers". L'entreprise comprend que certains jeux video aident les chirurgiens à travailler leur dextérité ou à agir dans un contexte de stress.
Plutot que de produire uniquement des jeux sérieux, l'entreprise fait donc l'inverse : elle se met à proposer aux médecins de tirer partie de leurs activités videoludiques dans le cadre de leur formation, grâce à des partenariats avec des éditeurs et plateformes de jeux. La collecte d'informations dans le cadre de certains jeux devient aussi une manière de suivre des progrés dans des compétences "in real life".
Finalement, dernier moment de "pivot" pour Traum data, l'entreprise se rend compte que ce qu'elle a développé dans un univers professionnel particulier, le médical, peut s'étendre sous d'autres formes à l'ensemble des problèmatiques de ressources humaines et de "management des talents" : certaines données d'activités dans les jeux peuvent s'apparenter à des tests de personnalité très développés et traum data se met à proposer d'enrichir l'analyse des candidats ou des employés d'une entreprise par cette analyse de personnalité (est ce un leader? un soutien d'équipe? un solitaire? ).
Que nous dit ce scénario du point de vue des données?
Ce scénario nous dit que le jeu vidéo est un champ formidable d'analyse des comportements individuels, car l'utilisateur y agit énormément. Des formes différentes d'influence sur le comportement et les compétences d'une personne peuvent donc s'imaginer à partir de progrès à venir dans l'analyse de ces données (voir à ce sujet notre article sur le projet de recherche du MIT et d'une université néerlandaise GAMR). On peut imaginer des formes consenties par l'individu, qui voudrait se "nudger" lui-même vers tel ou tel type de qualité, mais on aussi imaginer des formes d'analysse plus cachées, se jouant entre des éditeurs de jeux et des acteurs tiers comme un employeur.
En savoir plus sur le scénario? Lisez les pages 70 et 71 du cahier IP3.
Collective mood master
La première plateforme qui connecte les goûts des clients aux offres des commerçants.
Le service imaginé
"The collective modd master" est né d'une intuition : celle que les commerces de proximité pouvaient personnaliser leur relation avec le client sur la base de ses goûts culturels. Au-delà de l'approche promotionnelle par le tracking (par exemple avec des beacons ou autres capteurs en magasin), l'idée est de créer une expérience d'achat plus agréable.
Lors d'une conférence à Lisbonne en 2019, l'un des fondateurs de CMM l'explique ainsi : "imagineriez vous aujourd'hui entrer chez votre coiffeur sans que vos goûts musicaux ne soient intégrés à la playlist du salon? Collective mood master a imposé en quelques mois cette personnalisation de l'ambiance à l'ensemble du monde du retail".
L'entreprise propose en réalité deux offres : une offre "B2B2C" permettant aux individus de voir leurs goûts (essentiellement musicaux) pris en compte dans les commerces "collective mood ready" (bars, magasins de vêtements, ...), et une offre "B2B" plus large permettant d'analyser les goûts culturels d'une zone de chalandise avant d'installer une chaîne de magasins. Un partenariat entre Netflix et Collective mood master permet ainsi à des cinémas de quartier de proposer une programmation de films et séries ciblées finement sur les goûts des habitants de la zone.
Que nous dit ce scénario du point de vue des données?
Ce scénario nous rappelle que lorsque l'usage des données personnelles se densifie dans un secteur, les solutions et services de b2b et en particulier de marketing personnalisé ne tardent jamais à s'en saisir. L'ensemble du monde du commerce cherche aujourd'hui à transposer dans le monde physique certaines qualités des services numériques : avant tout, la personnalisation de l'expérience client... mais aussi et tout autant, le tracking et le ciblage commercial.
En savoir plus sur le scénario? Lisez les pages 72 et 73 du cahier IP3.