Métavers : ce jeu dont qui sera le héros ?

Rédigé par Régis Chatellier

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24 janvier 2022


Les projets de métavers se précisent, et les projets de leurs promoteurs se révèlent, depuis le marketing émotionnel, la biométrie, jusqu’au « clonage humain ». Le LINC vous propose un passage en revue ainsi que quatre mini-scénarios prospectifs du futur de ces mondes virtuels.

Illustration : célébration du nouvel an 2022 à Decentraland 

 

Relancés en grande pompe par l’annonce de Mark Zuckerberg en octobre 2021, les métavers font l’objet d’autant de convoitises que de questions quant à ce que ces nouveaux modes d’accès à Internet représentent pour le futur des usages du numérique. Le LINC a dès le mois de novembre 2021 tracé les grands enjeux du point de vue de la protection des données et des libertés, dans un article intitulé Métavers : réalités virtuelles ou collectes augmentées ?. Parmi ceux-là on retrouve notamment les risques d’augmentation « potentiellement exponentielle » de la collecte de données personnelles, et un usage toujours plus massif de celles-ci. L’usage de nouvelles interfaces et de nouveaux capteurs pourraient également nous « capter » plus en profondeur, pour mieux connaître – ou tenter de connaître – nos émotions, au profit par exemple de nouvelles formes de « marketing émotionnel ». Ces nouveaux modes de collecte et de traitement pourraient être mobilisés dans le monde du travail, première cible des promoteurs de métavers, ou des expériences de captation des émotions sont déjà à l’œuvre, chez des ouvriers, ou des téléopérateurs.

 

Du marketing émotionnel au clonage de l’humain

 

La mise en lumière en janvier 2022 par le Financial Times de brevets déposés par Meta (Ex-Facebook) pour son métavers donnent déjà corps à ce qui était de l’ordre de l’extrapolation dans le futur des pratiques déjà à l’œuvre dans le web. Ces brevets valident les hypothèses relatives à l’usage de nouveaux capteurs, notamment d’émotion, mais ils révèlent aussi la volonté de la firme de Mark Zuckerberg d’avoir recours aux données biométriques et comportementales pour proposer et des publicités – toujours plus – ciblées. L’expression du visage, les mouvements de cils, les mouvements du regard (eye tracking), etc., pourraient être utilisées pour mesurer l’impact des publicités. Les contenus présentés aux individus et l’apparence des objets, des publicités, pourraient eux aussi s’adapter en fonction de ces données, et des réactions des utilisateurs.

Meta poursuit avec le métavers un projet déjà lointain de reproduction du monde réel dans ses réseaux, dans la continuité de sa volonté d’interdiction de pseudonymes sur le réseau social au début des années 2010. Il s’agirait dans le métavers de reproduire le plus fidèlement possible les personnes qui ont un compte, au moyen notamment d’un « avatar personalisation engine », un outil pour la personnalisation des avatars qui comprendrait notamment un « skin replicator », un réplicateur de peau, afin de « vous simuler jusqu'à chaque pore de la peau, chaque mèche de cheveux, chaque micromouvement », selon Noelle Martin (Université de Western Australia), « l’objectif est de créer des répliques 3D des personnes, des lieux des objets, si réels et ‘tactiles’ qu’ils sera impossible de distinguer de ce qui est réel […] un programme global de clonage de l’humain. »

On se rapproche ici de la volonté transhumaniste de Raymond Kurzweil – directeur de l’ingénierie chez Google – de fusionner l’humain dans la technologie, en « téléversant » l’humain dans da machine, vers l’immortalité.

Télécharger un cerveau humain signifie scanner tous les détails essentiels et les installer ensuite sur un système de calcul suffisamment puissant. Ce processus permettrait de capturer l'intégralité de la personnalité d'une personne, sa mémoire, ses talents, son histoire.

 

Raymond Kurzweil, Humanité 2.0 : la bible du changement, 2007

Quand les blockchains rencontrent les NFT

 

Les nouveaux rêves de métavers ressemblent encore furieusement à des idées anciennes, que ce soit au projet de Mark Zuckerberg de transposer les interactions sociales en ligne, ou les premiers avatars développés au début des années 2000, à l’image de Second Life.

Ce dernier reste à ce jour selon Philip Rosedale, l’un de ses créateurs, le projet le plus gros et le plus proche de ce qu’est un métavers, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un jeu, comme Fortnite ou Roblox, et qu’il s’adresse aux adultes. La nouveauté par rapport à Second Life réside notamment dans les modèles - centralisés ou décentralisés - qui ont été choisis par ses différents promoteurs. Alors que Meta propose - à ce stade - un modèle complètement centralisé, dans le prolongement de sa stratégie sur les réseaux sociaux, à la main de la firme de Menlo Park. D'autres comme Decentraland ou The Sandbox ont choisi un modèle "décentralisé, ou par défaut les participants peuvent construire des lieux, ou objets, en y associant des titres de propriété, sous forme de NFT, basés sur la blockchain. Ces nouvelles formes de jetons cryptographiques fonctionnent comme des titres de propriété sur des objets numériques (image, audio, vidéo, objets 3D, etc.) rattachés à des personnes, dont la valeur dépend de l’offre et de la demande et peuvent se vendre et s’acheter sur des plateformes dédiées. Il s’agit ainsi de créer de nouvelles formes de propriété dans le numérique, séparées des droits d’auteur ou des licences d’utilisation et de partage qui jusque là étaient la norme pour les productions numériques. Ces jetons ne permettent pas non plus d'acquérir de droits sur la propriété intellectuelle, il s'agit bien de la seule possession d'un exemplaire d'un objet.

Un nouvel eldorado numérique n’a pas manqué d’attirer des néo-Yuppies. Dès le mois de mars 2021, un artiste numérique du nom de Beeple a vendu un collage numérique pour un montant de 69 millions de dollars dans une vente de Christies. Des nombreuses annonces de vente record ont suivi au cours de l’année 2021. En novembre 2021, le marché des « crypto-arts » a été évalué à 41 milliards de dollars par le Financial Times, et se rapproche ainsi du marché de l’art traditionnel. Le marché des NFT a déjà sa conférence NFT.NYC, organisée depuis 2019 à New-York, et ses fêtes surnommées « Crypto Coachella », où les premiers artistes et investisseurs dans les NFT se rejoignent dans un esprit quelque part entre le Loup de Wall Street et un Burning Man. Une personne présente lors de la dernière édition, en novembre 2021, expliquait à un journaliste du New York Times son intérêt pour cette communauté : “nous achetons des jetons cryptographiques de propriété d’image JPEG parce que parfois les jetons cryptographiques de propriété d’image JPEG prennent énormément de valeur, et nous assistons à ces fêtes car nous voulons savoir quels jetons cryptos de JPEG vont prendre le plus de valeur, pour les acheter, et les revendre rapidement ».  

We buy digital tokens corresponding to JPEGs because digital tokens corresponding to JPEGs sometimes become incredibly valuable, and we are here because we want to figure out which digital tokens corresponding to JPEGs will become incredibly valuable next so that we can buy them and retire early.

"Someone in NFT.NYC", cité par le New-York Times

Un espace « hors des communs » ? 

 

Les images et créations numériques ne sont pas le seul marché des NFT, les métavers voient également se développer un nouveau secteur de « l’immobilier virtuel ». Loin d’être un espace de communs, le mouvement des enclosures est pensé dès la conception des métavers. Des entreprises se sont déjà spécialisées dans la vente de terrain numériques (The Sandbox, Decentraland), ou d’autres investissent en millions de dollars dans des titres de propriété. Des villas et des objets numériques font l’objet de transactions, tels « un sac à main Gucci [qui] s’est vendu sur la plateforme Roblox plus cher que sa version physique ».

Je sais que ça a l’air un peu absurde, mais il y a une vision derrière tout ça.

Andrew Kiguel, Tokens.com

Les brevets de Meta révélés par le Financial Times comportent également un « store » dans lequel il serait possible d’acheter des biens numériques, qui pourraient correspondre à des biens du monde réel, sponsorisés par la marque.  Si ce marché des NFT – ou des objets numériques –  paraît assez éloigné à première vue des problématiques de protection des données et libertés, ces objets du numérique pourraient entrer dans le champ des libertés individuelles dès lors qu’ils embarquent des données personnelles de leur créateur ou développeur.

 

Vers l’encapsulation de données personnelles dans les objets numériques

 

Dès lors que la revente d’avatars et de profils se développera, comme c’est déjà le cas dans le jeu vidéo, ce sont les historiques de déambulations et d’interactions dans les métavers, et toutes les données associées à cet avatar qui pourront potentiellement être encapsulés dans des titres de propriétés, sous forme de NFT. Qu’en sera-t-il si ces sont des « clones » des vrais personnes tels qu’ils sont envisagés par Meta, avec les données biométriques, et de biométrie comportementale des personnes ? Alors se posera à nouveau la question du droit de propriété sur les objets du numérique, et l’impossibilité de céder un droit de propriété sur les données personnelles, dans la mesure ou une personne pourra toujours faire valoir son droit fondamental à la protection des données personnelles.

 


Quatre ébauches de futurs spéculatifs pour les métavers

On le voit, les métavers sont déjà une source infinie de questions, dont on ne sait pas encore s’il faudra y répondre dans la mesure où les usages décideront de la validité – ou non – des intentions des promoteurs des métavers.

Afin d’y réfléchir par anticipation, le LINC a produit quatre ébauches de design fiction à horizon 10 à 15 ans pour les métavers, présenté en ouverture d’une discussion en interne, afin de susciter les réactions et de nous projeter dans les grands enjeux pour le futur, parfois dystopiques, parfois plus utopiques.

Des ébauches à lire ici :

Sous les gendarmes, des Samouraïs virtuels

Prenant au mot l’expression : « combattre le mal par le mal », les autorités de protection des données européennes, la CNIL en tête, ont décidé dès 2023 de « combattre les métavers par le métavers ». De nouveaux types d’agents sont recrutés, des Samouraïs virtuels qui parcourent les métavers afin de fouiller, tester chaque nouvelle interface de captation de données, accepter ou tenter de refuser les avances des collecteurs.

Dans le prolongement des contrôles en ligne que la CNIL avait mis en place dès les années 2010, ces nouveaux agents infiltrés ont gagné en moyen, dans le prolongement de la CNIL, par leur nombre comme par les outils dont ils disposent pour mieux tester et contrôler. Dès que cela s’avère nécessaire, ces agents pas si virtuels sanctionnent chaque défaut constaté à la conformité au RGPD, comme à la directive e-privacy, grâce à des procédures accélérées.

Les métavers n'étaient finalement que l’électrochoc qu’il fallait pour résoudre les lenteurs apparues dès 2018 dans la coopération entre autorités de protection pour les acteurs non-européens, qui ont trouvé là l’opportunité pour revoir leurs modes d’actions. Les actions sont plus rapides, les effets plus directement ressentis par la population.

Le fameux keynote orchestré en octobre 2021 par Mark Zuckerberg aura eu pour conséquence la victoire de la protection des droits, bien au-delà des métavers. Dans le réel.
 

Illustration : Cyrille R W Chaussepied, CC BY-SA 4.0


Inspirations :

- Snow Crash (Les Samouraï virtuels), Neil Stephenson, 1992
- Germany says GDPR could collapse as Ireland dallies on big finesWired, avril 2020
- Pour mieux enquêter sur les Gafam, les régulateurs font la course aux profils techLes Numériques, 2021
- CNIL - Comment se passe un contrôle de la CNIL ?


L’extension du capitalisme de surveillance

Au détour des années 2020, le modèle économique du numérique qui reposait sur la publicité ciblée, semblait vaciller sous la pression conjuguée de la régulation européenne et de pamphlets à succès tels que Surveillance Capitalism de Zuboff. Le péché originel décrit par Ethan Zuckerberg (créateur de la pop-up), et dont il s’était excusé dès 2014, allait enfin être absous. Pourtant l’histoire a tourné différemment, les métavers ont offert à ces modèles la capacité de se regénérer en assimilant la critique qui leur était adressée. La « crise inéluctable » cette fois encore, n’a pas eu lieu.

Univers virtuels clos, soigneusement contrôlés par quelques géants de l’économie numérique, les métavers ont permis au contraire de passer à l’étape suivante du capitalisme de surveillance, permettant de soutirer, implacablement, la moindre bribe d’information sur le comportement humain.  Aux données de navigation sont venues s’ajouter des données comportementales (avec le eye tracking) et émotionnelles (grâce à des capteurs insérés dans les casques de réalité virtuelle), permettant de mesurer le stress des travailleurs en réunion virtuelle ou la joie des consommateurs face à une pub en ligne. 

L’attrait de ces nouveaux marchés conjugué à la succession de pandémies des années 2020 a poussé les consommateurs dans les bras de ces nouveaux espaces, qui n’en demandaient pas moins.

 

Illustration : The Verge (vidéo)

 


Inspirations : 

- Shoshana Zuboff, Le capitalisme de surveillance, 2019
- Ethan Zuckerman, The Internet's Original Sin, The Atlantic, 2014
- Oculus : Facebook teste les publicités sur le casque de réalité virtuelle, Forbes, juillet 2021
- Captation des émotions : comment vous le direz pourra être retenu contre vous…, LINC, avril 2018


Le retour en grâce des utopies numériques

Les utopies numériques avaient vécu, la déclaration d’indépendance du cyberespace était obsolète, leur plus grand fossoyeur ne savait pas en octobre 2021 qu’il les ressusciteraient. 

Autant à domicile qu’en ville, sous l’essor des velléités de surveillance institutionnelle et commerciale, il était devenu impossible d’être « anonyme » et protégé en ligne. Les métavers ont permis de ressusciter l’adage :  On the Internet Metavers, nobody knows you're a dog

Un mouvement de mise en œuvre opérationnelle d’interopérabilité des métavers - qui avait échoué pour les réseaux sociaux -, mais rendu obligatoire par un mouvement conjoint de l’Union européenne et des Etats-Unis. Ces actions menées dans le prolongement des actions anti trust menées par la Federal Trade Consumer dès 2022 auront agi comme un bain de jouvence pour l’Internet mondial, dans son versant occidental.

Les îlots des métavers comme autant de zones d’autonomie temporaires ont revitalisé les idéaux originels d’Internet : communautés d’intérêts, horizontalité des échanges, diffusion non centralisée, partage et ouverture, mise en relation d’individus et de groupes isolés, partages de connaissance, avatars et identités multiples, etc. La lutte pour le respect de la netiquette reste l’un des grands sujets de ces espaces, mais dans des sociétés redevenues à taille humaine, ou le gigantisme ne permet plus l’obfuscation.

 

Illustration : The Cat, the Reverend and the Slave


Inspirations : 

La déclaration d’indépendance du cyberespace, John Perry barlow, 1996
On the Internet, nobody knows you're a dog
The Cat, the Reverend and the Slave, Alain Della Negra & Kaori Kinoshita (2009)
L’imaginaire d’Internet, Patrice Flichy, La découverte
Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner (2012)
-  "Teen Socialization Practices in Networked Publics", danah boyd, 2008


Mondes refuges de la planète dévastée

Poisons et remèdes, les métavers – super-consommateurs de ressources et d’énergie - ont largement contribué à l’explosion de la consommation énergétique sur la décennie 2020, dans le prolongement des non-engagements de la COP 26, qui avaient ouvert la voie à des modèles plus énergivores. Les pandémies se multiplient, dopées par la pression exercée sur la biodiversité. 

En 2036, alors qu’ils ont contribué à l’apocalypse climato-sanitaire, les métavers maintiennent pourtant en vie la flamme des civilisations humaines. L’air n’est plus respirable, les rencontres physiques impossibles. Derniers à s’aventurer sous les rayons brûlants du soleil, des ouvriers s’activent à faire tourner les data centers et l’infrastructure nécessaire à la circulation sur les autoroutes de l’information.

Pourtant, les métavers offrent les derniers espaces d’interactions sociales, à moyenne et grande échelle. Des lieux de socialisation subsistent tel des bars, des salles de concert, des stades de e-sport, ou des salles de lecture de bibliothèques. Véritables expériences sensorielles, ou pis-aller des rencontres physiques, ces lieux n’en sont pas moins autant de fragments de survie d’une civilisation terrestre que seuls les plus âgés ont connu. 

 

Illustration : Wall-E, Axiom est le vaisseau dans lequel la population s’est réfugié


Inspirations : 
-  Ready Player One, Ernest Cline (2011)
COP26 : Man announces he will quit drinking by 2050, 2021
Wall-E, Andrew Stanton, 2008 
- Rapport du GIEC, 2021
Climat : la COP26 accouche d’un accord en demi-teinte, Le Monde, novembre 2021


Article rédigé par Régis Chatellier , Chargé des études prospectives