Comment les jeux se jouent-ils de nous ? Pokémon, économie des données et analyse comportementale
Rédigé par Geoffrey Delcroix
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07 août 2016Après les oiseaux en colère, les bonbons aux couleurs acidulées, les combats de clans, voici venu le tour des monstres de poche, et ils explosent tous les records. Depuis son lancement, c’est une surenchère permanente de superlatifs autour de Pokémon Go, nouveau jeu « gratuit » pour smartphones.
Pokémon Go bat donc tous les records. Le plus grand nombre de téléchargements des magasins d’applications, le plus grand nombre d’utilisateurs en une semaine, etc. Et les médias se régalent de ces images de masses de joueurs collés à leur écran à la poursuite de pokémon rares dans des parcs à New-York ou Paris, ou encore d’anecdotes plus ou moins inquiétantes sur les pérégrinations mal contrôlées des joueurs.
Mais quel est le modèle économique des applications gratuites ? Comment ces jeux sont-ils conçus pour nous attirer dans leurs filets/écrans, et nous y conserver ? Encore une fois, nos données ont en réalité un rôle primordial à jouer dans ces modèles d’affaires.
Les jeux gratuits, comme toutes les apps gratuites, s’appuient sur une économie cachée de la donnée sur smartphone.
L’adage « si c’est gratuit, c’est vous le produit » est omniprésent dans l’économie numérique. Dans le cas d’un jeu comme Pokémon GO, il est assez évident qu’un jeu vidéo qui a demandé des millions d’euros d’investissement doit forcément à un moment ou à un autre rapporter de l’argent à ses éditeurs, l’hypothèse de la philanthropie étant peu crédible.
Quelle est l’économie des jeux mobiles gratuits et globalement des applications mobiles gratuites ?
Le premier modèle, et le plus simple, reste l’enrichissement d’un service pour lequel la personne est déjà un client (par exemple, votre banque sait que négliger la fourniture d’une application risquerait de vous mécontenter). Dans le domaine du jeu vidéo, cette logique existe pour certains jeux sur console ou ordinateurs pour lesquels l’éditeur développe une application « compagnon » apportant tel ou tel enrichissement à l’expérience vidéo ludique principale – à l’instar d’une relation avec une banque, l’objectif est d’établir une relation plus étroite et régulière avec les utilisateurs.
Dans les autres cas, ce qui va servir à la monétisation doit nécessairement avoir lieu pendant l’utilisation de l’app et non lors de son acquisition. La collecte de données dans le smartphone sera donc toujours d’une manière ou d’une autre centrale dans ce modèle économique.
Les applications peuvent tout d’abord permettre à leur éditeur d’obtenir des revenus par de la publicité. Dans ce cadre, les données personnelles sont, comme toujours, au cœur des mécanismes de fixation des prix sur le marché publicitaire. Si la publicité est diffusée dans l’application, l’éditeur voudra indiquer aux annonceurs à quel prospect ils s’adressent, a minima avec des données sociodémographiques de base. Mais si l’éditeur veut générer davantage de revenus, il sera incité à collecter des informations comportementales ou contextuelles, comme la géolocalisation. Si la publicité n’est pas diffusée dans l’application, l’application sert souvent de prétexte à la collecte et à la revente de données sur un « marché secondaire» où coexistent des dizaines d’acteurs, des plateformes d’enchères en temps réel (le RTB) aux data brokers.
Un autre modèle est celui du freemium. L’accès au service de base est alors gratuit, mais pour une partie du service plus avancée, il faut s’acquitter d’un paiement, généralement d’un abonnement. C’est par exemple le modèle choisi par les acteurs de la musique en streaming, tels que Deezer et Spotify, qui permettent la création d’un compte gratuit mais cherchent ensuite à faire avancer leurs utilisateurs vers l’abonnement. Là aussi, les données collectées jouent un rôle majeur : par la personnalisation de l’expérience et en particulier de la recommandation, le service cherche à créer de la satisfaction et de l’engagement.
La spécificité du jeu vidéo : s’appuyer sur des mécaniques psychologiques et l’analyse comportementale pour générer de l’engagement.
Dans le domaine du jeu vidéo, le modèle freemium se développe notamment via des achats in-app : niveaux supplémentaires, nouvelles options, bonus permettant d’avancer plus vite dans le jeu, voire simplement d’acheter le fait de gagner du temps. La mécanique du jeu change entièrement sous l’influence de ce modèle: pour gagner de l’argent, l’éditeur devra exploiter au mieux la disposition à payer de ses utilisateurs et donc évaluer une demande individuelle extrêmement contextuelle et éventuellement fugace. Comme nous l’expliquions dans notre cahier IP 3, le modèle « Free to play » requière donc « une micro-gestion dynamique de chaque joueur et de son expérience de jeu » (selon l’expression de Myriam Davidovici-Nora) pour être rentable. La fine compréhension des ressorts psychologiques des joueurs est donc bien plus qu’auparavant un enjeu commercial : dans le monde du jeu vidéo, le neuromarketing n’est plus vraiment une prédiction ou une hypothèse, c’est une réalité émergente.
Cette réalité est décrite dans un article et une vidéo de Vox intitulé « How free games are designed to make money » (« comment les jeux gratuits sont-ils conçus pour faire de l’argent »). La réponse à cette question est à chercher du côté de la psychologie et de l’économie comportementales, dans la manière dont les jeux gratuits nous incitent à dépenser de l’argent (création d’un intermédiaire monétaire qui rend le calcul de la dépense plus compliqué, euphémisation de la dépense, et au contraire création d’une sensation de perte d’opportunités ou de frustration dans le déroulement du jeu, …). Au final, les développeurs sont incités à faire deux choses qui ne sont pas alignées avec les intérêts des joueurs : intégrer volontairement des éléments frustrants dans le jeu, et… collecter le plus de données possibles pour être en mesure de régler finement ce nudge (c’est-à-dire ces incitations à l’achat, ces frustrations, ces récompenses).
Pour voir la vidéo de Vox sur You Tube, cliquer ici
Des entreprises se sont même spécialisées dans ce secteur, comme Gondola ou Scientific revenue, qui proposent aux éditeurs d’intégrer leurs outils dans l’application de jeux, afin d’analyser les comportements des joueurs et d’en déduire des stratégies de « prix dynamiques » en temps réel.
L’achat « in app » est ainsi central dans le modèle d’affaires de Pokémon GO et aurait déjà rapporté plusieurs dizaines de millions à l’éditeur et à ses partenaires.
Mais ce jeu offre à son éditeur une seconde voie de monétisation, plus innovante : les lieux sponsorisés, ce qu’a confirmé le PDG de l’éditeur dans une interview au Financial Times, relatée par Vanity Fair. Des enseignes et marques pourront payer pour accueillir officiellement un lieu important pour le jeu (entrainement et arène de combats, "pokéstops"…), ce qui garantira des visites réelles sur un lieu de vente, dans l’espoir de détourner l’intention de départ (attraper le pokémon) et de générer des actes d’achat. Si ce modèle est innovant, il ne va pas sans poser de questions, car il s’agit ni plus ni moins d’appâter des individus sur un lieu commercial contre rémunération sous le prétexte d’un jeu…
Finalement, là où les médias numériques ont parfois succombé aux stratégies de « clickbait » (littéralement « appâts à clics ») visant à attirer au maximum l’attention des internautes, Pokémon Go ouvre peut-être la voie à une période où le modèle économique du marketing géolocalisé s’appuiera sur des appâts au sens strict, visant à attirer les personnes à un endroit et à un moment particulier…
Dans tous les cas, là aussi, tout comme pour les achats in-app, les données collectées seront primordiales, à la fois pour « qualifier » l’audience ainsi attirée et pour comprendre comment l’attirer de manière efficiente. Ici comme ailleurs, les données ne sont pas nécessairement désirées pour elles-mêmes mais parce qu’elles constituent la meilleure (ou la moins mauvaise) retranscription de l’activité et du comportement du joueur (i.e : les endroits où il se rend, comment il se déplace, s’il est attentif / réactif,…). Une sorte d’approximation de ce qu’il est par ses traces dans le monde numérique.
Finalement, qui chasse qui ?
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"Rotate Right Hyper Space Thrust" par Gwen (Flickr) CC BY NC ND