La blockchain dans les industries créatives : peut-on accroître la transparence tout en préservant la vie privée des utilisateurs ?

Rédigé par Saba Rebecca Brause

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13 septembre 2016


Depuis plusieurs mois, le Linc s’intéresse à la blockchain et à ses applications. Aujourd’hui, nous examinons comment elle peut transformer les industries créatives et les conséquences pour la vie privée des utilisateurs.

La blockchain suscite l’attention d’acteurs de secteurs de plus en plus variés. De la finance aux objets connectés en passant par les industries créatives, ses applications se multiplient selon les besoins spécifiques de chacun des secteurs. Les industries créatives, dont les modèles économiques ont été bouleversés par les nouveaux modes de consommation, et qui sont caractérisées par une certaine opacité dans leur chaîne de valeur, pourraient trouver dans la blockchain une solution à de nombreux problèmes. Mais en renforçant la transparence, quelles sont les conséquences pour la vie privée des artistes et des consommateurs ?


La blockchain, sauveur des industries créatives ?

Dans leur rapport récent, « Music on the Blockchain » (La musique sur la Blockchain), des chercheurs du Blockchain For Creative Industries Research Cluster ont analysé les transformations possibles de l’industrie de la musique par la blockchain. En effet, elle pourrait aider à répondre à des problèmes de transparence, notamment concernant le partage de la valeur créée au sein de l’industrie, et à redéfinir les relations avec les acteurs intermédiaires qui séparent les artistes de leurs fans. De nombreux projets se sont ainsi déjà créés comme Mycelia, Dot Blockchain Music, Ujo Music, Peertracks, Bittunes, Aurovine et Blokur  – chacun essayant de s’attaquer à un problème différent ou d’utiliser des types de blockchain différents.


Les chercheurs voient dans ces protocoles quatre aspects potentiellement transformateurs pour l’industrie de la musique : d’une part, la blockchain pourrait servir de base de données globale contenant des informations sur la propriété intellectuelle des œuvres, d’autre part elle pourrait assurer un système de paiement plus fluide aux détenteurs de droits. De plus, cette technologie pourrait assurer de la transparence sur l’ensemble de la chaîne de valeur, et enfin, elle pourrait ouvrir la voie à de nouvelles sources de financement pour les artistes.

  • Gérer la propriété intellectuelle

Le rôle transformateur de la technologie blockchain réside dans sa double fonction de base de données et de réseau, qui assure que l’information est instantanément et automatiquement mise à jour et disponible pour tous les utilisateurs. Les métadonnées pourraient par ailleurs contenir des informations sur les conditions d’utilisation ou des informations de contact des détenteurs de droits d’auteur, comme le propose le projet Dot Blockchain Music. Si l’adoption d’une telle base de données partagée devenait significative, elle pourrait aboutir à la création d’une base de données unique et globale sur les droits d’auteur. Toutefois, cela requiert un travail administratif supplémentaire et la vérification des données avant leur intégration dans la blockchain. De plus, considérant le nombre de contributeurs souvent élevé et les influences d’œuvres existantes dans la production d’une nouvelle œuvre, la blockchain ne résoudra pas les conflits liés au plagiat et au partage juste des droits.

  • Assurer un système de paiement rapide et sans friction

Traditionnellement dans l’industrie musicale, le paiement des redevances aux auteurs prend plusieurs mois ou même des années, avec des acteurs administratifs intermédiaires déduisant des frais et réduisant ainsi les revenus perçus par les artistes. Les crypto-monnaies ayant le potentiel de fortement réduire les coûts des transactions, la blockchain permettrait le paiement de petits montants, par exemple après chaque diffusion en streaming au lieu d’un paiement trimestriel, ou annuel. Les artistes auraient alors directement accès à leurs revenus. Cela serait notamment facilité par les smart contracts (sur des blockchains du type Ethereum) qui rendraient possibles les paiements automatisés et instantanés, grâce à leur déclenchement automatique quand les conditions du contrat (par exemple paiement pour un stream) seraient remplies.


Dans le cas où les artistes reçoivent – comme cela est souvent le cas – une avance, ce système de paiement automatique instantané pourra immédiatement s’appliquer au moment où l’avance aura été remboursée.

 

  • Etablir de la transparence sur la chaîne de valeur

La blockchain pourrait contrer le manque de transparence des transactions au sein de l’industrie musicale, et particulièrement dans les contrats de streaming. En effet, le processus de vérification et le caractère public des transactions serait la solution à la politique de la confidentialité adoptée par les plateformes quant à la répartition des revenus en provenance des contrats de streaming.

Pour accroître la transparence entre l’artiste et les fans, Ujo Music et le projet Mycelia proposent l’utilisation de l’ethereum blockchain. Leur prototype propose de sortir un morceau de musique à l’aide de la blockchain et d’y fournir des informations supplémentaires comme la distribution des revenus par achat ; en même temps, les artistes pourraient recevoir des données sur les personnes ou les organisations qui écoutent ou utilisent la chanson ou des éléments de la chanson (p.ex. seulement la voix) avec un objectif d’échange direct entre les artistes et les consommateurs de contenus.

 

  • Ouvrir la voie aux nouvelles sources de financement pour les artistes

Pour les artistes qui voudront financer leurs projets sans avoir recours à un label, la transparence de la blockchain donnera la possibilité aux investisseurs de suivre plus facilement les rendements de leurs investissements, ce qui pourra faciliter la modélisation des rendements et ainsi influencer la manière d’accorder des financements. En outre, la technologie pourrait donner naissance à des artist accelerators (à l’image des start-up accelerators), qui pourraient suivre l’évolution de leurs artistes en contrepartie d’un pourcentage des revenus futurs. Grâce à la blockchain, le suivi pourrait être automatisé à travers les smart contracts. Le crowdfunding des projets artistiques serait facilité par la délivrance de tokens par les artistes, en contrepartie d’un don. Ces représentations digitales d’actifs pourraient ensuite donner aux fans des avantages exclusifs, comme l’accès à des contenus en édition limitée. La blockchain pourrait ainsi réintroduire la rareté dans les contenus créatifs en ligne. De plus, on pourrait imaginer des smart contracts qui garantissent le retour automatique des contributions si l’objectif de financement n’est pas atteint. 

Il est évident que l’éventuel succès de ces solutions est conditionné par l’adoption massive de la technologie par les artistes et les consommateurs de musique, ce qui n’est pas garanti. En effet, il existe des barrières à son adoption, comme par exemple sa perception comme danger par les acteurs de l’industrie qui pourraient perdre leur pouvoir dans le secteur à travers l’adoption de la blockchain, ou l’application de ces solutions aux œuvres déjà existantes. Mais supposons que ces solutions s’établissent. Qu’est-ce que cette transparence renforcée impliquerait pour la vie privée des utilisateurs – artistes et consommateurs des œuvres ?

 

Quelles implications vie privée dans l’industrie créative "blockchainisée"?

Si les artistes utilisent la blockchain comme base de données comportant les informations sur leur propriété intellectuelle,  le risque pour leur vie privée ne semble pas très élevé de prime abord.

En effet, comme le remarque Tom Bell dans un article sur le cas des auteurs qui préféreraient rester anonymes ou travailler sous un pseudonyme, la blockchain pourrait les aider à réclamer leurs droits tout en protégeant leur identité. Il s’agit là bien sûr d’une minorité d’artistes. Mais s’ils le souhaitent, la perception des revenus pourrait se faire sans révéler l’identité du bénéficiaire du paiement - le seul identifiant nécessaire pour recevoir une transaction dans la blockchain étant la clé publique. Dans un même temps, les auteurs pourront réclamer leur droit de propriété intellectuelle en inscrivant – et en horodatant – la publication de leur création dans une blockchain à l’aide de leur pseudonyme ou clé publique. 

Mais comme pour la plupart des nouvelles technologies, c’est l’usage qui définira le risque attaché à cette nouvelle technologie. Si l’on considère par exemple le projet Mycelium, qui vise entre autres à donner plus de transparence à la distribution des revenus, mais aussi à inclure par exemple des informations de contact des artistes, les questions sur la vie privée prennent une forme plus tangible. Pourtant, certains artistes ne souhaiteront probablement pas partager ces données personnelles. Ils pourraient alors choisir de ne pas rendre publiques toutes les informations (comme par exemple la répartition des revenus). C’est aussi l’idée de la Minimum Viable Data (MVD) dans le projet Dot Blockchain Music – les artistes pourront n’attacher que le minimum d’informations nécessaires à l’œuvre qu’ils enregistrent sur cette blockchain. Il reste cependant à voir ce que Dot Blockchain Music définira comme Minimum Viable Data, donc le minimum de données nécessaires à indiquer pour pouvoir utiliser le service…. Sachant que le concepteur se prononce pour le moment en faveur d’y inclure des données de contact.

L’enjeu pour ces plateformes et les artistes consistera alors dans l’établissement d’un équilibre entre la transparence et la protection de la vie privée des créateurs de biens culturels.

En ce qui concerne les consommateurs de ces biens, dans quelle mesure cette nouvelle transparence pourrait-elle impacter leur vie privée ? Après tout, comme le LINC le présente dans le Cahier IP n°3, ces données sont bien des données personnelles (voir p.22-23).

Comme pour les artistes,  la pseudonymisation pourra fournir une couche de protection de la vie privée. Mais si l’on considère par exemple le concept de Mycelia, qui s’apparente plutôt à une forme de plateforme pour interagir et échanger avec les autres utilisateurs ou services, tels des réseaux sociaux, la protection provenant d’une éventuelle pseudonymisation sera limitée.

 

La blockchain semble attirer beaucoup d’attention de la part des artistes, pour changer la donne au sein des industries créatives au profit des artistes. Cependant, avec une transparence accrue viennent aussi des risques pour la vie privée des artistes et des consommateurs. L’enjeu sera alors de mettre en place ces solutions d’une manière qui assurera que les utilisateurs gardent le contrôle sur leurs données personnelles.

 

 


Article rédigé par Saba Rebecca Brause , Stagiaire au sein du pôle études, innovation & prospective